jeudi 4 mars 2010

Le XXè siècle selon Jacques Marseille

A l'aube de l'an 2000, à l'occasion d'un numéro spécial de L'Expansion, Jacques Marseille, célèbre historien de l'économie et décédé ce jeudi à l'âge de 64 ans, avait écrit un texte où il analysait "l'âge d'or du XXè siècle".

S'il a pu paraître paradoxal de classer le siècle de la révolution industrielle au rang des vaches maigres, il ne l'est pas moins de faire figurer le XXe parmi les vaches grasses. En effet, krachs et crises semblent emplir de leur fureur son histoire. Horrible boucherie de la Première Guerre mondiale, terrible inflation allemande de 1923, krach boursier de 1929 et millions de chômeurs jetés à la rue, sacs de café brûlés dans les chaudières des locomotives pour éponger les surplus invendus, traumatismes de la Seconde Guerre mondiale ­ dont, récemment encore, on écrivait qu'elle s'inscrivait dans la logique de 1929 ­, guerres de décolonisation menées par des métropoles rapaces, misère du Tiers Monde et détresse de l'Afrique, krachs pétroliers puis nouvelle vague noire du chômage précédant la tyrannie de la mondialisation et la dictature de la création de valeur, autant de troubles et de tourments qui feraient penser davantage à l'horreur qu'au bonheur économique.
Ce serait pourtant faire fi du formidable progrès qui s'est accompli au XXe siècle. Plusieurs indicateurs permettent d'en prendre la mesure. Le PIB par tête, ce gâteau national cuisiné et consommé chaque année par l'ensemble des habitants, s'est accru de plus de 2 % en moyenne tous les ans pour l'ensemble des pays industrialisés : 1,2 % de 1913 à 1950, 3,8 % de 1950 à 1973 et 1,8 % de 1973 à nos jours. Un rythme qui peut paraître modeste, mesuré à l'aune des exceptionnelles Trente Glorieuses, mais qui représente le double de celui qu'avait connu le siècle de la révolution industrielle. En France, par exemple, il a en gros été multiplié par quatre au XIXe siècle. Au XXe, en volume (c'est-à-dire en éliminant l'artifice de la hausse des prix), il a été multiplié par près de douze, passant d'environ 40 milliards de francs en 1913 à près de 500 milliards de francs 1913 aujourd'hui, malgré les deux guerres mondiales, la crise des années 1930, notre dépression de fin de siècle et, surtout, l'inflation, qui dépouillerait les travailleurs des dividendes de la croissance !
Même les pays du Sud sortent gagnants du XXe siècle
Mieux : entre 1913 et aujourd'hui, toujours en volume, ce PIB n'aura reculé, dans les pays industrialisés, qu'une dizaine de fois. En France, sur 17 régressions, 10 ont été dues aux années de guerre (de 1914 à 1918 et de 1940 à 1944), 7 seulement à des crises économiques stricto sensu (1927, 1930, 1931, 1932, 1935, 1975, 1993). Encore faut-il en mesurer le poids. En 1927, le recul a été de 1,1 % ; de 1929 à 1932, de 10,9 % ; en 1935, de 3,2 % ; en 1975, de 0,3 % ; en 1993, de 1 %. Des respirations qui ne devraient pas faire frémir ! Mieux encore : contrairement à ce que prétend la mythologie tiers-mondiste, les pays les plus pauvres ont eux aussi bénéficié de ces exceptionnelles vaches grasses. Dans le "Tiers Monde", le PNB par habitant serait en effet passé, selon Paul Bairoch, de 188 dollars en 1800 à 192 en 1913 et à 430 en 1990 (1).
Certes, ce progrès, comparable en dernier ressort à celui qu'avaient connu les pays industrialisés au XIXe siècle, n'a guère modifié la hiérarchie des puissances ; pis : il a accru les inégalités. Reste qu'il faut souligner, à la suite de Jean-Claude Chesnais (2), que de nombreux pays du Tiers Monde ont aujourd'hui un revenu par habitant supérieur à celui des pays les plus développés trente-cinq ans auparavant. Ainsi, en 1985, la Corée du Sud avait un revenu réel par habitant supérieur à celui de l'Italie en 1960 et pas très éloigné de celui de la France à la même date. Enfin, même si nous nous complaisons à parler de crise, en cette fin de siècle, jamais le volume des richesses créées depuis le premier choc pétrolier, en 1973, n'a été aussi élevé. De 1973 à 1997, dans la plupart des pays ­ à l'exception des anciens pays communistes de l'Europe de l'Est et des pays d'Afrique noire ­, le PIB par tête a autant augmenté, en volume, qu'entre 1950 et 1973(3).
Ajoutons-y l'allongement spectaculaire de l'espérance de vie , la révolution des budgets ­ qui a relégué l'alimentaire au deuxième rang des dépenses derrière la santé ­, l'abaissement du temps de travail et on pourra mesurer ce que bonheur national brut veut dire en ce beau XXe siècle.

(1) Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, La Découverte, 1995, p. 134.
(2) Jean-Claude Chesnais, La Revanche du Tiers Monde, Laffont, 1987, p. 225.
(3) Jacques Marseille, "Le mythe des années piteuses, une croissance sans égale", in Sous la crise, la croissance, Enjeux-Les Echos/PUF, 1999.

Le théoricien: John Maynard Keynes, ou le capital à visage humain
Né en 1883, l'année même de la mort de Karl Marx, John Maynard Keynes, dont la lignée remontait jusqu'en 1066, était un esprit brillant, un auteur prolixe ­ il écrivit l'équivalent d'un ouvrage par an entre son premier livre, en 1913, et sa mort, en 1946­, un homme d'affaires avisé qui dirigea les finances d'une compagnie d'assurance-vie et fit passer le fonds de la trésorerie du King's College de 30 000 à 380 000 livres, un amoureux des arts qui acheta un Cézanne et épousa une ballerine russe, et un économiste de génie qui annonça en 1931, en pleine tourmente, dans ses Perspectives économiques pour nos petits-enfants, que dans cent ans le niveau de vie serait de quatre à huit fois supérieur à celui de 1931, que les progrès de la productivité réduiraient à peu de chose la quantité de travail nécessaire, que les hommes devraient apprendre à s'intéresser à autre chose qu'au « problème économique » et à se vouer à d'autres cultes qu'à celui de l'argent.
Mieux que quiconque, il a compris que, pour sauvegarder l'ordre social auquel il tenait tant, il fallait résoudre le problème du chômage, satisfaire au mieux les besoins des plus démunis, décourager la rente et l'esprit thésauriseur, confier à l'Etat le soin d'investir massivement, d'amorcer la pompe, même dans des travaux inutiles, si l'initiative privée était défaillante. Une leçon que les gouvernements sociaux-démocrates ont parfaitement apprise.
"Si le ministère des Finances remplissait de vieilles bouteilles avec des billets de banque, les enterrait à une profondeur convenable dans des mines de charbon désaffectées qu'on remplirait ensuite d'ordures ménagères, et s'il laissait aux entreprises privées le soin, selon les principes bien établis du laisser-faire, de retrouver ces billets, écrivait-il, il n'y aurait plus de chômage et les répercussions seraient telles que le revenu réel de la communauté serait sans doute plus élevé qu'actuellement. Il serait certainement plus raisonnable de faire construire des maisons ou quelque chose d'analogue ; mais si cela se heurtait à des difficultés pratiques, on pourrait recourir au moyen cité ci-dessus et ce serait toujours mieux que rien."
Certes, ces propos, plus accessibles que les austères équations de la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, son oeuvre majeure, publiée en 1936, pouvaient sembler fantaisistes et scandaliser tous les adversaires d'une intervention systématique de l'Etat dans l'économie. Reste que, en préfaçant la construction de l'Etat providence, Keynes démontrait que conservatisme social et soulagement des pauvres pouvaient faire bon ménage et désespérait tous ceux pour qui le capitalisme ne pourrait résister aux assauts conjugués des crises économiques et des promesses du socialisme.
"Comment puis-je accepter cette doctrine [communiste], écrivait-il en 1931, qui exalte comme une bible, au-dessus de toute critique, un manuel démodé dont je sais qu'il est non seulement scientifiquement erroné, mais encore inintéressant et inapplicable dans le monde moderne ? Comment puis-je adopter une doctrine qui, préférant la vase au poisson, exalte le prolétariat crasseux au détriment de la bourgeoisie et de l'intelligentsia qui, en dépit de tous leurs défauts, sont la quintessence de l'humanité et sont certainement à l'origine de toute oeuvre humaine ?"
Pour ceux qui ont assisté à la chute du mur de Berlin et à l'effondrement du communisme, en une fin d'un siècle qui lui semblait si prometteur, la question mérite en effet d'être posée.


Le personnage: Henry Ford, le petit bricoleur qui a changé l'économie
Inventeur de la célèbre Ford T, dont il a vendu plus de 15 millions d'exemplaires, Henry Ford est l'un des rares entrepreneurs à avoir légué un -isme à son nom.
Travail à la chaîne et standardisation des produits, gains de productivité et rétrocession d'une partie de ces gains aux ouvriers, cadences élevées mais espoir d'accéder au rêve automobile, tels sont les principes du fordisme, ce système d'organisation de la société industrielle qui a marqué le XXe siècle de son empreinte jusque dans les années 1970.
Fils d'un charpentier irlandais immigré devenu fermier, Henry Ford, qui préfère le bricolage aux études, est d'abord apprenti chez un mécanicien de Detroit. En 1896, il fabrique un quadricycle, puis s'attelle à la production d'une automobile destinée au grand public. En 1903, à 40 ans, il fonde son entreprise, la Ford Motor Company, au capital de 100 000 dollars. Le 1er octobre 1908, il inaugure à sa manière le XXe siècle en lançant sur le marché la Ford T, un véhicule fruste mais robuste mu par un moteur de quatre cylindres, au prix de 825 dollars pour la version de base, soit environ le salaire annuel d'un enseignant américain. "Aucune voiture de moins de 2 000 dollars n'offre davantage. Aucune voiture de plus de 2 000 dollars n'offre davantage, si ce n'est la décoration", annonce fièrement la publicité ­ qu'on appelle alors réclame. Le succès est foudroyant. En 1910, Ford s'établit à Highland Park, près de Detroit, dans une usine capable de fabriquer 32 000 véhicules par an.
En 1914, grâce au travail à la chaîne mis au point par Taylor, le temps de construction de cette flivver ­ notre « bagnole » ­ est tombé de douze heures et huit minutes à une heure et trente-trois minutes. La production atteint alors 1 000 véhicules par jour et le prix baisse au niveau de 345 dollars en 1916 et de 290 dollars en 1924, soit le prix d'un cheval ! Construite jusqu'en 1927 avec le même moteur, la même carrosserie et la même couleur, faite pour brinquebaler sur les chemins boueux, cahoter sur les cailloux des routes de campagne, franchir les ornières et transporter une chèvre sur le marchepied jusqu'au marché voisin, la bagnole du peuple inaugure la société de consommation de masse. « Tout homme pourrait maintenant profiter avec sa famille des heures délicieuses passées dans la grande nature de Dieu », proclame encore Henry Ford, qui, en janvier 1914, accorde la journée de huit heures et un salaire quotidien de 5 dollars, alors que le salaire hebdomadaire moyen était encore de 11 dollars avec des journées de dix heures.
Mais ces "hauts" salaires ont un prix. Dans les usines de Detroit, "l'homme qui met une pièce ne la serre pas. L'homme qui pose un boulon ne pose pas l'écrou et celui qui pose l'écrou ne le serre pas... Tout bouge dans l'atelier... Aucun ouvrier n'a plus à se déplacer ni à lever quoi que ce soit... Si vous économisez dix pas par jour à chacun des 12 000 employés, vous économisez 75 kilomètres de mouvement gaspillé et d'énergie inutile", exulte l'industriel, qui précise sa philosophie en peu de mots : "Le vrai prix n'est pas celui qui permettra l'écoulement. Le vrai salaire n'est pas la somme minimale pour laquelle un homme travaillera. Non. Le vrai prix est le prix le plus bas auquel un article puisse être vendu régulièrement. Quant au meilleur salaire, c'est le plus élevé que l'employeur puisse payer régulièrement. C'est ici qu'intervient l'habileté de l'employeur. Il doit créer des acheteurs, des clients. S'il produit un article d'utilité courante, ses propres ouvriers doivent être ses meilleurs clients." Travail en miettes et consommation de masse, les Temps modernes avaient trouvé leur prophète.

Pour en savoir plus : André Kaspi, "Henry Ford, le roi de l'automobile", L'Histoire, n° 136, septembre 1990.
Source: www.lexpansion.com

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire