mardi 11 novembre 2014

Les Marocains et la Laicité

J’ai toujours dit et soutenu que les Marocains sont pour la plupart laïques, mais qu’ils ne le savent pas… Deux raisons essentielles à cela : d’une part, parce qu’en évoquant la laïcité, les Marocains ne pensent qu’au modèle français et, d’autre part, parce qu’ils considèrent que la laïcité équivaut à un déni de la religion et à une séparation de la religion et de la société. Les gens ne pensent jamais à dissocier le débat sur l’État, ses institutions et l’espace public et l’autre débat, celui qui porte sur la société, la vie privée des citoyens et leurs choix, autant de choses qui relèvent de la sphère privée.De fait, les réponses des personnes interrogées diffèrent selon la nature des questions qui leur sont posées, et la manière de les poser ; ainsi, si on demande à un Marocain s’il accepte un système laïc dans son pays, il vous répondra invariablement par la négative, mais si vous l’interrogez sur l’emploi de la religion en politique, il vous répondra également « non ». Il existe donc une grande confusion, instrumentalisée par les conservateurs islamistes qui estiment que la laïcité présente un danger pour leur projet politique. Ils soutiennent en effet l’idée, qu’ils défendent auprès des populations, que la laïcité revient à un synonyme d’athéisme et de bannissement de la religion de la vie sociale, alors même que de nombreux responsables islamistes connaissent la réalité, qui est toute autre, mais la cachent soigneusement et n’en parlent pas.

Quant aux laïcs, au lieu de clarifier le concept, de l’expliquer, de le vulgariser et d’en faire connaître les différentes et réelles significations, ils préfèrent botter en touche en axant leurs interventions sur la démocratie, qui est consubstantielle à la notion de laïcité. Mais les islamistes sont toujours là pour altérer le sens du mot démocratie, et réduire cette idée aux simples « urnes », à une banale opération élective qui n’est en fait qu’un des nombreux mécanismes et/ou techniques de la démocratie. Et, ce faisant, ces gens, les islamistes, réussissent à séparer la démocratie des valeurs laïques sans lesquelles elle ne saurait être : le respect de l’autre, la gestion pacifique et sereine de la diversité, l’acceptation des différences confessionnelle, politique et culturelle, l’égalité citoyenne, la définition et le respect des libertés individuelles et collectives, la séparation des pouvoirs, la suprématie de la loi, la rationalisation de la gestion de la chose publique…

Ce sont là des éléments qui expliquent la très vaste étude réalisée par l’Institut arabe des recherches et politiques, basé à Qatar et conduit par l’intellectuel Azmi Bichara. Cette étude a concerné 14 pays et 26.618 personnes interrogées, parmi lesquelles des Marocains qui ont affirmé à 58% refuser la séparation de la religion et de l’État alors même que 79% de ces mêmes Marocains ont déclaré leur refus de voir la religion employée en politique, que 69% d’entre eux refusent la logique de « l’excommunication » et de l’approche comminatoire contenues dans le référentiel religieux et que 52% ont affirmé « ne voir aucune différence entre un individu pieux et un autre qui ne le serait pas ». Certains commentateurs et analystes ont considéré cela comme une étrange et très curieuse contradiction alors qu’en réalité, ces chiffres indiquent plutôt une incompréhension du sens du mot laïcité en raison de la confusion qui l’entoure et aussi du fait de la prééminence douteuse des positions de ceux qui tiennent la société pour une « jamaâ », une collectivité, soudée et axée autour d’orientations conformes aux idées des adeptes de l’islam politique.

L’importance de cette étude tient dans le fait qu’elle ruine le mythe du 99,99% brandi par les conservateurs pour museler les voix qui s’élèvent de plus en plus pour critiquer les comportements et pratiques allant à l’encontre de la dignité humaine. Pour notre part, nous avons toujours soutenu que ce chiffre ne se fondait sur aucun fondement logique ou même réel et que son seul objectif était, et est toujours, de faire taire les adversaires (des islamistes et de la laïcité) et de leur imposer de se taire… et ce chiffre évoque également celui des résultats invariables des élections organisées par les juntes arabes et qui débouchaient toujours sur 99,99% des populations qui adoraient le chef et ne pouvaient envisager de vivre sans lui. Ainsi donc, selon les conclusions de cette étude, 58% des Marocains refusent de séparer la religion de l’État mais 79% rejettent la façon qu’a l’Etat d’employer la religion en politique. Quelle est donc la différence entre la séparation de l’État et de la religion, d’une part et, d’autre part, le refus d’instrumentalisation de la religion en politique ?

De très nombreux Marocains pensent que la séparation de la religion et de l’État signifie une sorte d’interdiction de la religion au sein de la société, voire même une interdiction qui serait faite aux gens de pratiquer leur culte ou de se montrer pieux ; mais dans le même temps, ils sont aussi très nombreux à estimer que l’emploi de la religion en politique est une ruse destinée à flouer les gens, une méthode qui n’est pas sans écorner la religion et égratigner sa sacralité. A partir de là, on peut préciser l’attitude des Marocains à l’égard de leur religion… On peut donc affirmer que si refus de la laïcité il y a au Maroc, c’est en raison du fait que les gens n’en ont pas compris la dimension juridique et philosophique ; cela ne les empêche pas de verser dans une sorte de laïcité, tous les jours, en refusant de voir leur religion instrumentalisée en politique. En effet, on peut dire, et on dit, que la laïcité n’est pas un bannissement social de la religion mais un principe qui instaure et fait prévaloir une neutralité des institutions publiques à l’égard de la religion. Cela explique aussi le fait que les islamistes – à savoir ceux qui veulent imposer la religion au sein de l’État, à l’ancienne – représentent une minorité dans la société ; ils sont désignés par le mot de « frérots » afin de les distinguer de l’écrasante majorité des musulmans qui, eux, refusent l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques.

Le challenge, donc, des islamistes et des laïques est d’aller vers cette écrasante majorité des populations qui semblent, en apparence, avoir un penchant et de la sympathie pour les premiers alors que dans leurs comportements quotidiens, ils montrent plutôt qu’ils sont plus proches des seconds. Je pense quant à moi que pour mettre un terme à cette confusion intellectuelle et idéologique, il faut passer par la communication, le dialogue et la propagation de la connaissance ; il faut libérer les gens de la tutelle exercée sur eux et de la peur qui les tenaille, de même qu’il faut libérer les médias de l’emprise publique et, enfin, il est important de mettre en place un système éducatif basé sur les valeurs de la réflexion et de la logique scientifiques, du droit à la différence, du débat contradictoire et argumenté, et bannir de fait la soumission, la culture du stéréotype et le mythe de la légende.
Par Ahmed Aassid
Source: Panorapost

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