dimanche 12 octobre 2014

Dominique De Villepin: "Une Coalition militaire dominée par les États-Unis est une approche contre-productive et dangereuse"


Version complète, en français, d’un entretien accordé par Dominique De Villepin au quotidien La Repubblica

Le président Hollande a-t-il bien fait de s’engager avec le président Obama dans les frappes en Irak ?
Il faut un engagement fort de la communauté internationale face au danger que l’EI fait peser sur l’Irak et la Syrie en s’y implantant, sur le Moyen Orient en mettant à vif la fracture entre sunnites et chiites et sur le monde entier aujourd’hui en attirant des djihadistes de tous horizons. Mais la constitution d’une Coalition militaire dominée par les États-Unis est une approche contre-productive et dangereuse. Elle légitime l’EI comme un adversaire crédible et tend à unifier des groupes terroristes jusque là farouches concurrents comme c’est le cas avec Al-Nosra ; elle déresponsabilise les États de la région qui se trouvent au second rang, n’ayant pas à assumer la menace eux-mêmes et elle détourne de l’action politique inclusive au profit d’une action purement militaire.

Comment combattre l’EI et le terrorisme international ?
La vraie riposte à la menace de l’EI, à la triple menace que j’ai décrite, c’est une logique d’asphyxie politique de l’EI, qui est un acteur opportuniste qui va vers les points faibles et évite les affrontements risqués. Première étape de l’asphyxie, il faut méthodiquement dissocier l’organisation de l’EI des élites locales, chefs de tribus ou de quartiers, qui ont reçu le pouvoir effectif en échange d’une allégeance. Cela doit passer par des discussions sur l’avenir de l’État irakien et de sa structure confessionnelle. Troisième aspect, il faut assécher ses ressources en argent, en prestige et en hommes autant que possibles. Cela passe par une lutte sur internet contre les propagateurs de haine, par un contrôle des flux de candidats au djihad, notamment dans les pays voisins et par la traque des réseaux de financement. Enfin, à l’appui de cette stratégie, il faut pour cela une part d’endiguement militaire, en stoppant ponctuellement des raids par des opérations aériennes et en renforçant les points vulnérables de la ligne de front, notamment au Kurdistan et en Jordanie, et d’abord par les forces des pays de la région.

Peut-on vraiment rester indifférent ?
Au contraire, la colère immense devant une telle barbarie nous impose un devoir d’action. Nous sommes solidaires de ces familles, françaises, italiennes, britanniques qui ont peur aujourd’hui pour leurs proches. Mais le réflexe aujourd’hui c’est trop souvent celui de la rage impuissante. On calme l’émotion de l’opinion par des opérations militaires hâtives. La force de nos démocraties ce doit être justement de croire en la force d’une stratégie politique pour venir à bout de la menace d’une organisation criminelle. Je préfère une action efficace, plus secrète pour prendre en compte la complexité – c’est la politique, la coopération technique et judiciaire et la diplomatie, à une action spectaculaire, simpliste mais en réalité dépourvue d’efficacité.

Qu’aurait pu faire les États-Unis au niveau diplomatique dans la région pour éviter cette situation ?
Ne pas y aller et ne pas en partir… Il y a une lourde responsabilité des États-Unis bien sûr, d’abord à cause de l’opération de 2003 et ensuite à cause d’un retrait mal géré en 2011, sans parler du soutien au régime sectaire d’Al Maliki et de l’abandon des rebelles syriens en 2013. Ils ont raison de vouloir accélérer la réconciliation nationale entre les confessions, les idéologies, les groupes ethniques en Irak et de conforter l’action des rebelles en Syrie.

Les frappes américaines commencent aussi en Syrie. Pensez-vous qu’il faudra aussi envoyer des troupes de terre
Aujourd’hui je note qu’il s’agit de frappes ciblées contre les bases arrières d’un groupe terroriste différent, Khorasan, qui menace directement la sécurité américaine. En même temps la participation ou le soutien des pays du Golfe est un signe positif d’implication régionale. Une offensive de troupes terrestres n’aurait pas de sens, elle ne ferait que renouveler les expériences d’occupations des années passées et leurs échecs.

Vous étiez opposé à l’intervention en Irak en 2003. Quelle est la responsabilité de l’Occident pendant ces 10 dernières années ?
Le Moyen Orient traverse une immense crise de modernisation sociale et politique. Les frontières héritées explosent, les identités s’irritent et les explosions de violence menacent de tout emporter. Seuls les peuples du Moyen Orient pourront créer la paix et le progrès chez eux, en stabilisant chacun des États en même temps qu’une construction régionale source de paix. Mais l’Occident, au lieu d’aider à surmonter la crise, n’a fait que jeter de l’huile sur le feu en alternant enthousiasmes et atermoiements. Aujourd’hui il s’agit de favoriser un rapprochement entre les principales puissances régionales rivales, Arabie Saoudite et Iran, de dépasser l’affrontement entre sunnites et chiites et de favoriser les débuts d’un dialogue régional source de réconciliation.

Le Président Hollande en fait-il trop sur l’international pour compenser ses problèmes nationaux ?
C’est son rôle de parler au nom de la France et de défendre ses intérêts à travers le monde. Mais il ne faudrait pas que le réflexe récent du recours à la force – au Mali, en Centrafrique, en Irak, avant cela en Libye- exprime la tentation de compenser la faiblesse du pouvoir à l’intérieur. Face aux crises, la France doit rester fidèle à sa vocation de médiation et de proposition politique.

Le niveau d’alerte pour la sécurité en France est au plus élevé. Craignez-vous de possible attaques ?
Elles doivent être envisagées aujourd’hui partout en Europe. Soyons lucides. Nous n’avons pas le droit de baisser le garde sur le terrorisme. C’est bien pourquoi nous ne devons pas mélanger les objectifs. La priorité de notre action c’est de préserver notre sécurité, pas de faire la guerre et la paix à la place des peuples du Moyen Orient.



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